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L’évolution de la notion d’abus de droit fiscal : tempête dans un verre d’eau ?

Civil - Fiscalité des particuliers
23/09/2019
Assurément, la question de l’abus de droit en matière fiscale n’a pas fini d’inquiéter les professionnels du droit ! En attestent deux nouvelles réponses ministérielles des 13 et 18 juin 2019 relatives à l’interprétation du nouvel article L. 64 A du Livre des procédures fiscales. Celui-ci étend la procédure de répression des opérations inspirées d’un motif exclusivement fiscal.
Par François CELLARD
Sous la direction de Pierre CENAC, Notaire au sein de C&C Notaires

La nouvelle procédure d’abus de droit pour fraude à la loi permet à l'Administration d’écarter les actes qui ont pour motif principal d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales. À compter du 1er janvier 2021 pour les actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020, l’Administration pourra donc tout autant se prévaloir en la matière du motif exclusivement fiscal prévu par l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales que du nouveau motif principalement fiscal énoncé à l’article L. 64 A. Toutefois, leurs champs d’application respectifs diffèrent. L’administration fiscale pourrait ainsi entretenir le flou qui lui serait profitable.

L’extension du champ de l’abus de droit
L’extension du champ de l’abus de droit fiscal en France s’inscrit dans un mouvement d’harmonisation européenne et de convergence avec le droit conventionnel. D’après ces conventions internationales, les considérations fiscales ne sauraient constituer « l’objet principal d’une opération ou l’un de ses objets principaux » (modèle OCDE de clause anti-abus).
Plus encore, la Cour de Justice de l’Union européenne prend appui sur le principe général du droit de l’Union en vertu duquel les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir de règlementations. Dans deux arrêts rendus le 26 février 2019, la Cour fait primer ce principe du droit européen en le rendant applicable même en l’absence de dispositions de droit national (Aff. C-116/16 et C-117-16). Elle soumet alors la qualification d’abus de droit à ce que l’objectif poursuivi par la règlementation n’ait pas été atteint et que la création artificielle des conditions du dispositif recherché témoigne de la volonté d’obtenir un avantage indu.

Dans le prolongement de ce courant jurisprudentiel, sous l’égide de l’article 64 du LPF (motif exclusif), le Conseil d’État admettait déjà l’abus de droit pour fraude à la loi lorsque l’objet fiscal était déterminant, malgré d’autres avantages dérisoires ou minimes (CE, 17 juill. 2013, n° 352989).

L’inflexion vers un concept plus englobant semblait donc avoir déjà été entamée, de sorte que l’on peut s’interroger sur la portée normative d’une telle évolution législative en France.

Un abus de droit fiscal à deux étages
Il s’agirait, selon Bénédicte Peyrol, Rapporteure des travaux de la mission d’information relative à l’évasion fiscale internationale des entreprises, d’un « abus de droit à deux étages ». Cela se traduit notamment par la mise en œuvre de la majoration de 40 à 80 % pour manquement délibéré ou abus de droit prévue par l’article 1729 du Code général des impôts, uniquement applicable lorsqu’un motif exclusif est retenu. Le motif principal ne sera donc pertinent que pour faire application des règles d’assiette de l’impôt et non des pénalités pouvant être prononcées en cas de manquement de l’intéressé.
Ce nouveau mécanisme s’inscrit dans le prolongement de l’article 205 A du CGI, introduit par la même loi de finances pour 2019, et transposant l’article 6 de la directive ATAD. Depuis le 1er janvier, ce dispositif spécial écarte, pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés, tout montage mis en place pour obtenir à titre d’objectif principal ou au titre d’un des objectifs principaux un avantage fiscal allant à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable.

Dès lors, à compter du 1er janvier 2021, cohabiteront donc en matière d’abus de droit pour fraude à la loi deux dispositifs, l’un spécial, l’autre général, de détermination de l’assiette de l’impôt ainsi qu’un mécanisme entraînant, en plus du retraitement, une pénalité.

On peut regretter que la modification du champ de l’abus de droit n’ait pas conduit à la clarification du concept et se demander en quoi cela entraîne des changements dans la manière d’aborder désormais l’optimisation fiscale.

L’appréciation du motif principalement fiscal au regard des stratégies actuelles
En l’attente de parution de commentaires au Bulletin officiel des Finances publiques, l’Administration  s’est refusée à tout développement général. Elle rappelle cependant qu’il convient pour chaque texte de se référer à l’esprit de la loi, c’est-à-dire à la volonté du législateur (Rép. min. à QE n° 09965, JO Sénat 11 avr. 2019, p. 1895, Procaccia ). En l’état, l’Administration renvoie les praticiens à titre de précaution à l’exercice du rescrit fiscal (Rép. min. à QE n° 16264, JOAN Q 18 juin 2019, p. 5545, Degois). Cette appréciation subjective du motif principalement fiscal, imprécise, est source d’insécurité tant les conflits d’interprétation éventuels sont nombreux et l’exercice du rescrit imparfait.

L’interrogation porte à notre sens sur certaines opérations complexes fréquemment soumises au Comité de l’abus de droit fiscal. À titre d’illustration, en 2018, la moitié des avis émis portait sur des opérations d’apport avec soulte soumises au report d’imposition (CGI, art. 150-0 B ter). Dans ces avis, renouvelés durant les séances du 10 janvier et 29 mars 2019, le Comité réaffirme avec fermeté que la soulte n’excédant pas 10 % de la valeur nominale des titres est permise en cas d’apport seulement si son versement est justifié économiquement. Elle fait ainsi prévaloir la justification économique de toute opération sur son intérêt patrimonial et fiscal. À l’aune de la nouvelle définition de l’abus de droit, la prévalence de l’intérêt fiscal pourrait être discutée. Reste que le choix par le contribuable de la voie fiscale la moins onéreuse a été admis par l’Administration et les juges (Rép. min à QE, 10 nov. 2015, M Christ,), ce qui conforte notre position prenant pour valides de telles opérations.

S’agissant des opérations de donation avant cession, éluder ou atténuer les charges fiscales en transmettant un instant de raison avant la cession un bien pour en purger la plus-value, pourrait s’apparenter à un motif principalement fiscal. Le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 9 avril 2014, a toutefois rappelé que l’intention libérale et le transfert de propriété primaient sur l’avantage fiscal, de sorte que cette opération ne devrait pas être remise en cause. Si cet argument devait persister sous l’emprise du nouveau texte, l’on pourrait considérer que la nouvelle définition de l’abus de droit est une tempête dans un verre d’eau.

L’administration fiscale a d’ailleurs d’ores-et-déjà écarté toute inquiétude en matière de donation de droits démembrés. En effet, la stratégie qui consiste pour le donateur à se réserver l’usufruit pour ne transmettre que la nue-propriété de biens, et réduire la base taxable, n’est pas remise en cause en ce qu’elle poursuit l’objectif du législateur d’anticiper et de préparer les successions. Cette position a notamment été confirmée par le communiqué n° 568 du ministère de l’Action et des Comptes publics paru le 19 janvier 2019.

La modification dudit concept nous semble donc, sous réserve de futures précisions, non un changement d’envergure mais plutôt la marque d’une vigilance accrue de l’administration fiscale. Il restera de bonne pratique, demain comme hier, de ne pas laisser les sirènes de l’optimisation fiscale guider les choix patrimoniaux de nos clients.
Source : Actualités du droit